COUP DE GUEULE: « Pour des interprètes professionnels français – LSFB et non des aides à la communication » ?
(Une vidéo en LSFB a été produite, qui reprend l’intégralité des propos du texte)
En tant qu’experts sourds en LSFB (langue des signes de Belgique francophone), nous poussons un coup de gueule contre l’augmentation du nombre d’aides à la communication et des projets d’embauche de telles aides au détriment de la professionnalisation du métier d’interprète français – LSFB. Notre vie personnelle et professionnelle est intimement liée à la LSFB et à l’utilisation des services d’interprètes. Vivre sourd, c’est d’abord vivre exclu de la communication, et ce, dès la petite enfance, dans une société audiste (audisme = la croyance en la supériorité des personnes entendantes sur les sourds). Pour nous faire rejoindre la norme majoritaire, tous les moyens sont employés, sans que notre avis soit pris en compte. La mainmise des entendants sur l’entièreté de la vie personnelle et professionnelle des sourds est manifeste. Nous ne contestons pas l’intérêt de la langue française, mais bien les moyens pour nous y faire accéder, et le statut de supériorité attribué à cette langue par rapport à la LSFB.
Peut-on dans une société démocratique, définir les paramètres de la vie des personnes autres que soi qui ne sont ni des enfants, ni privés de leurs capacités mentales ? Bien sûr que non ! Nous plaidons pour une accessibilité totale à l’information et à la communication par le biais d’interprètes français – LSFB pour les sourds.
Depuis de nombreuses années, avec des collègues, nous ne cessons de nous battre pour que le métier d’interprète, un métier exigeant qui nécessite de nombreuses années d’étude et de pratique professionnelle avant d’atteindre un niveau acceptable soit reconnu à sa juste valeur. Et des personnes bien placées au sein de diverses associations ne comprennent toujours pas la nécessité de former en urgence de VRAIS professionnels au lieu de se contenter de pis-aller. Or, la situation actuelle n’évolue pas favorablement pour les sourds de Belgique francophone. En 10 ans, le nombre d’interprètes n’a pas progressé, et le nombre de demandes de services où la présence d’un interprète français – LSFB est requis a explosé et à part quelques initiatives isolées, il n’y a eu que trop peu d’avancées pour améliorer l’accessibilité de l’information aux sourds, les formations pour interprètes se faisant attendre encore et encore.
La profession d’interprète est, dans l’histoire des professions, relativement neuve. Ce n’est qu’en 1927 qu’a eu lieu la première conférence avec interprétation simultanée en langue orale, et ce n’est qu’après le Procès de Nuremberg en 1945 et l’apparition du concept de « droits linguistiques » (droit de chacun d’utiliser sa propre langue) que la profession d’interprète (en langues orales) a connu un réel essor, avec la création de l’Union Européenne et la nécessité pour les personnes parlant des langues différentes de communiquer de manière efficace et rapide lors de séminaires, formations et conférences.
Nombreuses sont les personnes qui arguent que les aides à la communication pallient le manque d’interprètes professionnels et qu’elles sont néanmoins utiles dans certaines situations.
Elles peuvent sans nul doute apporter une aide dans des situations particulières où l’atteinte auditive n’est qu’une partie de la problématique vécue dans l’interaction avec l’interlocuteur entendant.
Or, nous défendons une langue des signes de qualité, car nous voulons que demain, les sourds aient accès à un maximum de professions : certains veulent pouvoir devenir instituteurs, puéricultrices, d’autres mécaniciens, comptables, d’autres encore, notaires, médecins, entrepreneurs, voire même Professeurs d’université.
Notre but n’est pas de nous attaquer à telle ou telle personne aide à la communication ne pratiquant pas une réelle langue des signes, mais nous voulons une langue des signes véritable. Notre souhait légitime est d’obtenir des interprètes français – LSFB, rigoureusement formés comme les interprètes travaillant dans les instances européennes.
Un interprète est un professionnel qui a fait des études poussées (généralement de niveau Master) et qui a la formation requise pour affronter diverses situations où le code déontologique est parfois mis à rude épreuve.
Tous et toutes ne parviendront pas au niveau escompté dans l’immédiat.
Mais si rien n’est mis en place pour aider les professionnels qui assurent actuellement la communication à se former, comment garantir la professionnalisation du métier ?
Ainsi, nous avons à consommer bien plus de français signé que de LS.
Ce français signé véhicule la supériorité dans laquelle est placée la langue française à l’égard de la LSFB ainsi que le mépris de certains vis-à-vis de la LSFB et de ses richesses conceptuelles et syntaxiques !
Entendants, accepteriez-vous :
- qu’un germanophone baragouinant un français approximatif vous aide à communiquer avec des germanophones lors d’une conférence internationale d’un haut niveau technique ?
- qu’une personne maîtrisant mal le français et l’italien serve d’aide pédagogique à votre enfant francophone dans une école italienne ?
- qu’un Sourd qui n’a que les bases du français enseigne le français à votre enfant ?
Obligeriez-vous votre enfant entendant belge francophone à :
- ne jamais recevoir d’enseignement concernant la syntaxe de sa langue, le français ?
- étudier les mathématiques en italien ?
- apprendre la géographie en allemand ?
Pour fixer les idées, sauf à l’école bilingue de Namur, la syntaxe de la LSFB n’est pas enseignée, et les sourds étudient toutes les matières dans une langue étrangère.
L’histoire de l’interprétation français – LSFB est trop longue à expliquer ici; nous invitons le lecteur à se référer à Haesenne, Huvelle et Kerres (2008) – un article rédigé en anglais – pour avoir un aperçu global de l’interprétation français – LSFB. Nous tenons cependant à souligner quelques dates importantes :
- 2003 : épreuve du CCI (Comité de Conduite des Interprètes), visant à déterminer les compétences réelles des « interprètes » alors en exercice. En 2003, il y avait 44 personnes exerçant officiellement le métier d’interprète, sans formation solide (pas de diplôme universitaire), et pour certains, seulement un certificat de LSFB. Les personnes qui faisaient partie du jury étaient toutes expérimentées, soit en interprétation, soit en français, soit en LSFB, soit en déontologie. Lors de cette épreuve, seuls 7 candidats ont eu le feu vert, les 37 autres n’ayant pas pu prouver leur capacité à exercer la profession d’interprète. Ceux qui ont échoué à l’épreuve ont été invités à la repasser en 2006 ou à suivre une formation en promotion sociale afin d’obtenir l’équivalent d’un Bachelier en Interprétation français – LSFB. L’épreuve du CCI et la formation en Promotion Sociale dispensée de 2003 à 2007 ont permis de recadrer la profession et de faire un tri parmi les « véritables » interprètes, et les « autres ». Malheureusement, les épreuves du CCI n’avaient aucune force légale, et sans formation complémentaire, presque toutes les 37 personnes mentionnées ont continué à exercer (jusqu’à ce jour).
Qui est habilité ou non à exercer la profession n’a pas été porté à la connaissance de l’ensemble des personnes (Sourds et Entendants) ayant à employer pour communiquer entre elles les services d’ILS. A l’exception d’une minorité (ceux qui ont formé les interprètes et fait partie du jury du CCI), chacun navigue par essai et erreurs ». Et pis encore, la piètre qualité des prestations de certains soi-disant « interprètes professionnels diplômés » actuels, est un désastre.
- 2009 : Création de la Plate – Forme Christian François, regroupant plusieurs associations ayant pour objet social l’interprétation LSFB – français (Epée, LSFB asbl, ABILS, SISB, SISW) et désireuses de voir le métier régulé. Des groupes de travail ont été créés pour déterminer avec précision les critères d’entrée dans la profession (formation, expérience, etc.), les modalités des formations continues, la gestion des plaintes de la part d’interprètes ou des usagers. Malheureusement, suite à des pressions de la part de certaines personnes que nous ne nommerons pas ici (mais elles se reconnaîtront aisément), plusieurs associations ont fini par décider de successivement se retirer de la Plate – Forme Christian François.
Nous en sommes actuellement au même point qu’au début des années 1980 : pas de formation, aucun organisme chargé de réguler la profession d’interprète français – LSFB, prolifération de pseudo-interprètes.
Et on nous dit maintenant que la solution miracle va venir des aides à la communication!
À quoi ça sert, une aide à la communication ?
- ça connaît la LSFB (un peu, beaucoup, bien, mal, ce n’est pas important, tant que ça bouge les mains…),
- c’est pratique pour dépanner (tiens, il connaît la LSFB, on va lui demander de nous aider à mieux communiquer)
- ce n’est pas cher (comme ce n’est pas diplômé – ou tout juste un certificat de connaissance de la LSFB -, c’est plus facile à payer car on n’a pas beaucoup de subsides),
- c’est pratique pour téléphoner à notre place (comme ça on fait autre chose, comme surfer sur Facebook ou papoter avec nos amis sourds, après tout c’est important de communiquer avec nos amis sourds!)
- c’est un peu notre bouc émissaire aussi (quand un entendant nous critique pour certains propos que nous aurions formulé en LSFB, il suffit de reporter le blâme sur l’aide à la communication « parce qu’elle n’a pas été très bien formée, la pauvre »).
Bon, assez ironisé… En fait, qu’est-ce qu’une aide à la communication? Plusieurs ont une idée tronquée de l’aide à la communication. Une aide à la communication, c’est une personne qui connaît la LSFB (tant bien que mal) et qui va aider le sourd à mieux comprendre ce qui se passe autour de lui. Parfois, elle fera un peu d’interprétation, ou de la reformulation, ou de l’explication, ou rien du tout, et souvent elle travaillera sans préparation. Le terme « aide » nous exaspère par son imprécision. On en revient à l’image du sourd éternel assisté face à l’entendant qui va « sortir le sourd du silence en l’aidant à communiquer ». Or, tout ce que nous demandons, c’est une accessibilité totale. Une aide à la communication ne permettra pas une communication parfaite entre deux interlocuteurs, de par son manque de maîtrise des techniques d’interprétation, de son niveau de LSFB ou de français. Nous souhaitons de vrais professionnels pratiquant aisément le passage du français vers la LSFB et inversement.
Nous ne souhaitons pas que les lecteurs confondent aide à la communication avec :
- les équipes d’instituteurs de l’école bilingue de Namur (Ecole et Surdité). Deux instituteurs travaillent dans chaque classe où il y a des élèves sourds : un entendant qui donne ses explications en français et un instituteur signant (de niveau UF12 ou équivalent) qui donne ses explications en LSFB mais ne traduit pas les propos de son collègue. Chacun adapte sa pédagogie, l’objectif est qu’à terme, tous les élèves, quelles que soient leur façon d’entendre, acquièrent les mêmes compétences, chacun par sa propre voie ;
- le « binôme sourd-entendant » comme au CREE asbl (ou deux formateurs, un sourd et un entendant assurent les formations FALS au 1er niveau). Un binôme est constitué de deux personnes préparant ensemble et fournissant des explications complémentaires. Parfois, d’autres situations peuvent nécessiter la présence d’un binôme sourd-entendant, comme des conférences où chacun présente à sa manière, sans traduire les propos de l’autre. Si des questions surviennent, la présence d’un interprète professionnel est alors nécessaire ;
- les experts français + LSFB dans un domaine d’activités spécifique, telles les visites guidées menées simultanément par un parlant et un signant. Dans ce cas-ci, encore une fois, les deux personnes préparent ensemble et leur rôle reste celui de guide et non d’aide à la communication. Les traductions artistiques de pièces de théâtre et de chansons se font aussi par des artistes eux-mêmes, avec pour objectif la LSFB en tant qu’objet d’art plus que pour une traduction de texte au sens strict ;
- les CODA (Children Of Deaf Adults = Enfants Entendants de Parents Sourds) ayant grandi dans la communauté des Sourds, les CODA maîtrisent généralement la LSFB et sont parfaitement adaptés dans une communauté qu’ils connaissent intrinsèquement. Parfois, ils sont amenés à interpréter, traduire, mais ne sont pas considérés par la communauté comme des « aides à la communication », ni comme des « interprètes professionnels », car ils prennent souvent eux-mêmes l’initiative de « renforcer » ou « rétablir » la communication lorsque celle-ci est rompue. Bien sûr, un/une CODA peut aussi suivre des formations et devenir interprète, et dans l’absolu, c’est l’idéal.
Maintenant la situation est telle que :
- les aides à la communication n’ont pour la plupart qu’une connaissance incomplète de la LSFB et de ses subtilités ;
- les aides à la communication officient tant bien que mal auprès des étudiants dans les universités et ne retransmettent qu’une partie du jargon de la langue française des enseignants ;
- les aides à la communication (c’est-à-dire ni interprètes, ni ayant la LSFB pour langue maternelle) prétendent parfois (un comble !) enseigner la LSFB à des enfants sourds (cas vécu personnellement par un des deux auteurs) ;
- les aides à la communication véhiculent une image faussée de la réalité quotidienne vécue par des milliers de personnes sourdes : celle du manque cruel d’accessibilité totale. Les personnes extérieures qui voient ces « aides » gesticuler pensent qu’il y a des interprètes en nombre et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ;
- de par leur manque de compétences, les aides à la communication donnent une piètre image de l’ensemble du monde des Sourds (traductions tronquées, voire erronées, ou registre de langue inadéquat).
Pour les sourds : à titre personnel, nous refusons dorénavant d’assister à toute réunion où il n’y a pas d’interprète. Une aide à la communication ne nous suffit pas. Nous ne regardons pas le JT lorsqu’il est traduit par des pseudo-interprètes, parce que les techniques d’interprétation ne sont pas maîtrisées et nous ne voulons pas nous forcer à essayer de comprendre ce qui est dit, mais lorsque de vrais professionnels sont à l’écran, c’est avec plaisir que nous suivons les nouvelles quotidiennes. Nous n’assistons pas à des conférences où officient de pseudo-interprètes ou des aides à la communication parce que notre accès à l’information n’est pas garanti à 100%. Nous espérons que vous oserez faire de même et que vous manifesterez votre désaccord face à la prolifération des aides à la communication. Nous nous permettons de vous alerter parce que nous sommes bien placés pour comprendre que si nous continuons à nous contenter des aides à la communication, c’est notre image et celle de toute la communauté sourde ainsi que l’avenir des jeunes sourds qui en pâtira à moyen terme.
Pour en finir avec les aides à la communication, nous suggérons les pistes suivantes :
- cesser d’employer le terme « interprète » pour désigner les aides à la communication. Nous voulons que l’interprétation français – LSFB devienne une profession protégée et régulée par la loi ;
- cesser d’employer des aides à la communication à tout va et relayer sans relâche aux pouvoirs publics les inquiétudes liées au manque de véritables interprètes professionnels ;
- refuser de collaborer avec des aides à la communication (même si on n’a pas pu trouver d’interprètes pro) dans des situations nécessitant l’emploi d’un niveau de langue soutenu (réunions, conférences, séminaires, formations, etc.) et interpeller les pouvoirs publics chaque fois qu’un interprète n’a pas pu être trouvé. Vous pouvez nous demander un modèle de lettre à rédiger et à envoyer aux personnes concernées ;
- clarifier les rôles de chacun dans la communication (binôme, formateur, CODA, expert, etc.) plutôt que d’employer un terme fourre-tout comme « aide à la communication » ;
- ne pas hésiter à interpeller le Centre pour l’Egalité des Chances à titre individuel concernant la pénurie d’interprètes. Plus vous serez nombreux, plus le Centre sera amené à réagir. Quelques plaintes ont été déposées, mais ce n’est pas suffisant ;
- ne pas hésiter à interpeller les Ministres [Fédération Wallonie Bruxelles : Madame LAANAN, Ministre de la Culture, de l’Audiovisuel, de la Santé, et de l’Egalité des Chances (Directeur de Cabinet Adjoint : Monsieur Dominique VOSTERS), Madame SIMONET, Ministre de l’Enseignement ; Région Wallonne : Monsieur MARCOURT, Ministre de l’Enseignement supérieur (attachée : Madame YERNA), Madame TILLIEUX (Egalité des Chances) ; Gouvernement fédéral : Monsieur COURARD, Secrétaire d’Etat aux Personnes Handicapées)] quant à l’extrême urgence de créer une formation d’interprètes de niveau universitaire.;
Nous sommes Sourds et savons ce dont nous avons besoin. Nous avons le droit – et le devoir – de demander des interprètes français – LSFB qui se forment en permanence. Nous savons ce que c’est que d’être sourd, les frustrations rencontrées au quotidien à cause de personnes ne maîtrisant pas ou mal notre langue, la LSFB.
Osons dire ce que nous avons sur le cœur. Osons rompre avec cette façon de mépriser nous-mêmes notre propre langue, comme ceux qui croient qu’il est « réaliste » de nous imposer les aides à la communication.
Nul ne devrait avoir ainsi à brader la langue qui est la sienne.
Osons revendiquer notre droit à une interprétation de qualité !
Osons exiger l’utilisation intégrale de notre langue !
Osons plaider pour la véritable égalité entre Sourds et Entendants !
Osons oser !
Pour LSFB asbl,
Bruno SONNEMANS et Thierry HAESENNE
(Merci à Françoise Humblé pour ses remarques et corrections)